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Le taux directeur et les prix des plexs

26 octobre, 2021   |   Par Nikolaï Ray

Le taux directeur s’est écroulé depuis un bon moment. La pensée de masse est qu’il remontera plus tôt que tard afin de stopper l’inflation et/ou pour suivre main dans la main la croissance de l’économie. Une croyance populaire qui refait donc surface suite à ces nouvelles est que si les taux d’intérêt montent, le prix des plexs va cesser de monter, voire descendre. Afin de comprendre le reste du texte, il est primordial de savoir que le prix d’un plex et son TGA (taux global d’actualisation ou Cap Rate en anglais) sont inversement corrélés. C’est-à-dire que si le prix d’un plex descend, son TGA monte et vice-versa. Prenons l’exemple simple d’un immeuble de 10 logements qui génère 78 000 $ de revenus nets normalisés par an. À un TGA de 10 %, cet immeuble vaut 780 000$. À un TGA de 5%, il vaut 1 560 000 $. Plus le TGA est bas, plus l’immeuble se vend cher tandis que plus le TGA est haut moins il se vend cher. Le TGA à sa plus simple expression égale les revenus nets normalisés de l’immeuble divisés par le prix de l’immeuble. 

Si on suit les fameux graphiques en points des rendements des obligations canadiennes, cela laisse entrevoir un relèvement des taux d’intérêt qui sera plus proche que lointain. Mais qui sait, prévoir les taux d’intérêt n’est pas comme prévoir les tendances du marché de l’immobilier multirésidentiel. Alors que le marché immobilier est un paquebot qui a un grand rayon de virage, beaucoup de choses peuvent se produire rapidement dans le marché volatil des rendements des obligations. Et pour le commun des mortels, essayer de voir ce marché comme étant une réflexion de ce que les négociateurs de titres à revenus fixes prévoient comme mouvement du taux directeur et/ou de l’inflation est essentiellement un problème circulaire étant donné que même les «traders» ne sont pas devins.

Source : Banque du Canada

Est-ce que les TGA sont corrélés aux taux d’intérêts ?

Maintenant, plusieurs experts autoproclamés tentent d’effrayer les investisseurs immobiliers en citant la relation en tandem des TGA et des taux d’intérêt. Pourtant, pour les initiés aux statistiques, le R² de cette relation tel que le démontrent moult études académiques est plutôt faible. R² représente ce qu’on appelle le coefficient de détermination. Ce coefficient varie entre 0 et 1, soit entre un pouvoir de prédiction faible et un pouvoir de prédiction fort. Le coefficient de détermination, R², est un indicateur qui permet de juger la qualité d’une régression linéaire simple. Il mesure l’adéquation entre le modèle et les données observées. Si le R² est nul, cela signifie que le modèle mathématique utilisé n’explique absolument pas la distribution des points. Étant donné que la théorie économique semble passer 10 pieds par-dessus la tête de la plupart des gérants d’estrade, je me résilie à tenter de les amener à réfléchir à la situation de manière pragmatique en posant une simple question : si le mouvement des TGA n’a jamais eu une corrélation importante avec les taux d’intérêt, pourquoi cela changerait maintenant ? 

Il y a plusieurs façons de décortiquer les TGA, ce qui les motive et comment les investisseurs doivent définir leurs attentes à leur égard. L’approche la plus simple et la plus répandue que je vois est celle où les investisseurs regardent les attentes sur les tendances des rendements des obligations 10 ans du Canada, ajoutent l’écart actuel des TGA à cette attente future, et supposent que les TGA augmentent en même temps. Cette approche ne fonctionne jamais, car il n’y a jamais eu de corrélation univoque entre les TGA et les taux d’intérêt.

Cela ne veut pas dire que ces mesures ne sont pas liées. Si l’obligation 10 ans monte à 15 %, par exemple, le secteur de l’investissement immobilier va fort probablement passer un mauvais quart d’heure. Maintenant, quelles sont les probabilités d’une telle flambée soutenue des rendements des obligations ? Selon mon interprétation des différentes analyses techniques et fondamentales ainsi que des théories politico-économiques qui gouvernent notre monde, cela est très peu probable. Si l’on se fie à une théorie économique de niveau primaire, on considère que les taux d’intérêt des hypothèques multirésidentiels sont bâtis par-dessus les rendements des obligations, et que les TGA sont bâtis par-dessus les taux d’intérêt. Ces trois instruments de taux sont donc liés, mais ne sont certainement pas en phase. Pensez à la variation de l’échéance sur la courbe de rendement. La pente de cette courbe change au fil du temps, les taux à court et à long terme augmentant et diminuant en fonction des différentes attentes des investisseurs en matière de risque pour chacune des périodes. De même, les investisseurs dans les différentes parties du «stack»  de capital en immobilier multirésidentiel peuvent avoir des attentes différentes en matière de risque, ce qui se traduit par des étendues entre les différents taux qui changent constamment. Par exemple, la différence entre les taux des rendements des obligations et les taux d’intérêt fluctuent et la différence entre les TGA et les taux d’intérêt diffère dans le temps également. 

La relation entre les obligations, les hypothèques et le prix des immeubles

Afin de faciliter l’expérience que je vous présente, je dois malheureusement me fier sur des données américaines étant donné qu’elles sont plus complètes que ce qui est rapporté ici au Canada. Tout de même, le marché canadien fonctionne sur des fondamentaux identiques et donc l’exercice demeure tout aussi valide. En tant que  «proxy» de la tolérance au risque dans l’ensemble du «stack» de capital, le graphique ci-dessus examine les TGA en immobilier commercial dans leur ensemble, ventilé en deux composantes par rapport au taux sans risque des bonds du Trésor américain 10 ans (UST 10 ans). Le gris en bas représente la tendance du UST 10 ans. Le bleu clair montre l’écart du coût de la dette, soit l’écart entre le taux d’intérêt moyen d’un prêt immobilier commercial à taux fixe sur 5 à 10 ans et le taux UST sur 10 ans. Et le bleu le plus foncé en haut est l’écart des capitaux propres, soit l’écart entre les TGA et les taux hypothécaires. Aucun de ces chiffres n’évolue au même rythme, les écarts s’élargissant et se resserrant parfois.

Bien sûr, si un économiste regarde ce graphique, il se moquera et fera remarquer que la comparaison correcte à faire ici est l’écart entre l’UST 10 ans et les TRI (taux de rendement internes) souscrits pour tous les investissements immobiliers multirésidentiels. Après tout, le TGA n’est que le rendement sur un an du prix payé sans levier et non le rendement attendu sur la durée de vie de l’investissement. Bien sûr, je serais ravi d’analyser tous les TRI souscrits pour chaque transaction sur le marché, mais les acteurs du marché gardent ces informations pour eux et ces chiffres sont non seulement hautement subjectifs, mais ne sont que des projections voire même des rêves chimériques. Il faut se souvenir que le TRI est extrêmement sensible à des «input» tels que le TGA de réversion, la période sur laquelle le TRI est calculée, l’inflation projetée et la croissance des revenus projetée – le mot clé ici est «projetée», ce qui indique implicitement que ce ne sont que des estimations futures qui ont une probabilité de réalisation plus que discutable.

Ce graphique illustre toutefois un comportement important. En parlant avec des professionnels de l’investissement, ils aiment regarder les TGA des transactions par rapport à leur coût de financement et sont prêts à accepter un écart plus étroit lorsqu’ils ont une plus grande tolérance au risque. Donc, se moquer de ce graphique reviendrait à oublier le vieil adage qui proclame que si ça marche et que c’est stupide, ce n’est pas stupide, comme l’a si bien mentionné Jim Costello vice-président sénior de RCA.

Le graphique montre que pendant les 10 mois de 2020 où l’UST 10 ans étaient inférieur à 1 %, les taux hypothécaires n’ont pas suivi les rendements des obligations à la trace. Les prêteurs ont fixé un plancher et les taux hypothécaires ont atteint en moyenne 3,7 % au cours de ces 10 mois, soit un écart de 300 points de base (3 %) par rapport à l’UST à 10 ans. Dans la période moins turbulente qui a précédé la crise de 2015 à 2019, cet écart était en moyenne de 230 points de base (2.3 %), car les prêteurs étaient prêts à prendre plus de risques. L’UST à 10 ans est plus élevé aujourd’hui qu’il ne l’était pendant la majeure partie de 2020, mais la tolérance au risque des prêteurs a ramené cet écart à 230 pb en août 2021.

Pour les investisseurs immobiliers, l’écart avec le taux hypothécaire n’a pas beaucoup changé en raison des craintes liées au Covid-19. Sur cette même période de 10 mois, les TGA ont affiché un écart de 260 pb par rapport aux taux hypothécaires. Même avant la pandémie, les investisseurs immobiliers craignaient une hausse potentielle des taux d’intérêt et des coûts en capital, et ils avaient déjà commencé à se prémunir contre ces risques avec des écarts plus élevés à l’acquisition. De 2015 à 2018, ces investisseurs avaient fixé le prix des TGA à 190 points de base par-dessus des taux hypothécaires, mais à partir du second semestre 2019, la moyenne a été de 260 points de base, avec de faibles variations chaque mois. Ce qu’il a fallu surtout remarquer est la croissance des loyers, surtout au Québec, depuis 2019, causé par un manque de logements – une situation longue à régler même si les gouvernements municipaux savaient comment la régler, ce qui n’est certainement pas le cas. 

Le taux de rendement des obligations américaines 10 ans est anormalement bas depuis un certain temps déjà et il finira par remonter, pareil pour le taux de rendement des obligations canadiennes. Je ne me hasarderai pas à deviner quand et de combien il remontera, car je ne suis pas dans la «stack» de faire des prédictions, je laisse cela aux tireuses de cartes. Plutôt, je suis un investisseur immobilier et un professionnel de l’ingénierie financière – mon travail consiste à comprendre les probabilités et jouer stratégiquement selon celles-ci tel un joueur de Poker. Je vais cependant vous dire ce à quoi vous ne devez pas vous attendre. Si le taux directeur se rapproche de 2 % et que le rendement des obligations 10 ans s’approche de 3 %, il ne faut pas s’attendre à ce que les écarts actuels entre les taux hypothécaires et les TGA s’ajoutent à ce niveau de 3 %. Si l’on se fie au graphique ci-bas de CBRE, on remarque même que les TGA ont déjà été au même niveau que le rendement des obligations (1986, 1991, 2007) et qu’ils ont déjà été même plus bas (1980 à 1985 et 1987 à 1990). Il est donc possible, selon ces comportements historiques, de voir le rendement des obligations canadiennes monter à 3%, 4%  et même 5%, mais de quand même avoir des TGA qui demeurent aux niveaux actuels voir continuer à compresser. 

Là où va l’argent : le flux des fonds

Tel que l’a été démontré par l’illustre Dr. Peter Linneman en 2015 et en 2020, les TGA sont dirigés non pas par les mouvements des taux d’intérêt, mais par l’offre et la demande. Par essence, le prix d’un bien dépend de son prix antérieur, de la dynamique actuelle de l’offre et de la demande, et des attentes futures concernant le prix du bien. C’est tout aussi vrai pour les immeubles. Ainsi, si vous prenez vos investissements immobiliers au sérieux, vous devriez garder un œil sur ce qu’on appelle le “flux de fonds”, c’est-à-dire la dette hypothécaire nominale divisée par le PIB nominal. Dans ce cas, la dette hypothécaire est l’encours de la dette hypothécaire de tous les détenteurs. Le PIB est le chiffre nominal, désaisonnalisé et annualisé, fourni par la même source. Cette variable a un sens intuitif et est corroborée par une simple expérience de pensée : si vous cherchiez à prévoir les valeurs immobilières un an à l’avance, préféreriez-vous connaître le taux d’intérêt en vigueur ou le montant des capitaux recherchant des biens immobiliers ? Les vrais experts affirment que ce dernier serait un meilleur signal de la direction des valeurs. C’est exactement ce que fournit la variable des flux de fonds : une vue du montant des capitaux investis dans l’immobilier, et de son évolution récente.

Les écarts s’élargissent et se rétrécissent

Ces écarts, soit ceux entre les rendements des obligations et les taux d’intérêt hypothécaires et les TGA, s’élargissent et se rétrécissent avec le temps en fonction des différentes perceptions du risque des participants aux parties équité et dettes du «stack» de capital. Si les hausses de taux d’intérêt résultent d’un scénario dans lequel tout le monde sur le marché est craintif, incluant les investisseurs à revenus fixes et les banques et les investisseurs immobiliers, ces écarts pourraient en fait augmenter par rapport aux niveaux récents et les prix en seraient négativement affectés. Un scénario plus optimiste consisterait à considérer les hausses de taux d’intérêt comme une fonction de la croissance de l’économie, qui pourrait à son tour stimuler les revenus locatifs et réduire les craintes. Si dans une autre veine, vous considérez que ces hausses sont simplement à cause de l’inflation que vous ne considérez pas transitoire, bien moult études académiques démontrent la perception commune que le multirésidentiel est un actif qui agit comme protection contre l’inflation, ce qui aurait comme effet systémique d’augmenter la demande pour des propriétés locatives. Pour comprendre la direction que prendront les TGA, vous devriez vraiment vous demander quels sont les facteurs qui déterminent la perception du risque par chaque acteur de marché. Et au final, la meilleure façon de se protéger contre les fluctuations éventuelles des différents taux est une saine gestion active de votre portefeuille. Tant et aussi longtemps que vous maintenez votre capacité à servir votre dette (voir le ratio de couverture de dette), vous serez en mesure de braver presque toutes les intempéries et en sortir gagnant sur le long terme.