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L’industrie de la construction au Canada va frapper le mur de retraite

19 mai, 2022   |   Par Kadiatou Bah

Une vague de départs à la retraite est sur le point de s’abattre sur le marché de l’emploi dans la construction au Canada, ce qui va mettre en péril les plans ambitieux visant à construire plus de maisons au cours de la prochaine décennie

Les données du recensement de Statistique Canada publiées en avril ont montré que la proportion de Canadiens approchant de l’âge de la retraite n’a jamais été aussi élevée, car la génération des baby-boomers vieillit hors du marché du travail.

Mais dans le domaine de la construction et des métiers spécialisés, une main-d’œuvre vieillissante porte déjà une grande partie de la main-d’œuvre sur son dos, car le nombre de nouveaux entrants dans l’industrie au cours des dernières décennies n’a pas réussi à compenser les imminents départs à la retraite. De plus, la construction n’est pas une industrie qui se prête bien à une retraite retardée.

« J’ai connu des durs à cuire au fil des ans… ils ont atteint un point où leur corps ne pouvait plus faire face au travail. Quelques-uns d’entre eux, je sais, conduisent un autobus OC Transpo maintenant parce que c’était plus facile que de poser des carreaux et d’être à genoux toute la journée », explique Rahul Kochar, vice-président des opérations chez Phoenix Homes à Ottawa.

Kochar dit qu’il a vu la crise de la retraite dans l’industrie de la construction au Canada venir pendant des décennies.

Son père, le fondateur de Phoenix, Cuckoo Kochar, siégeait au conseil d’administration de la Société canadienne d’hypothèques et de logement il y a 25 ans, lorsque les données démographiques montraient la nécessité d’agir face à la menace générationnelle qui pèse sur l’industrie.

Mais les intervenants de l’industrie affirment que les décideurs politiques ont été trop lents à mettre en place des programmes d’attraction de talents par le biais des canaux d’immigration et d’éducation pour faire face à la surabondance de départs à la retraite qui se profilait dans les années à venir.

Pénurie de main-d’œuvre

Maintenant, alors que le gouvernement canadien cherche à doubler le rythme annuel de la construction résidentielle et à ajouter 3,5 millions d’unités à l’offre de logements du pays au cours de la prochaine décennie, les experts craignent qu’il n’y ait pas assez de gens pour construire les maisons et atteindre les objectifs ambitieux.

Les chiffres de la population active publiés par Statistique Canada, le mois dernier montrent que le marché du travail est tendu dans tous les domaines, le chômage étant à son plus bas niveau jamais enregistré, soit 5,2%.

Après quatre mois de croissance de l’emploi, le secteur de la construction a perdu 21 000 postes en avril, la grande majorité de ces pertes provenant du Québec.

Les emplois perdus surviennent alors que le domaine est désespérément à la recherche de talents. L’industrie de la construction devra créer 15 900 nouveaux emplois nets d’ici 2027, selon un rapport publié en mars par BuildForce Canada qui prévoit la demande de main-d’œuvre dans le secteur. Au cours de cette période, quelque 142 850 nouveaux travailleurs devraient être recrutés dans l’industrie pour aider à répondre à la demande.

Mais au cours des deux prochaines années, les départs à la retraite de l’industrie atteindront leurs plus hauts niveaux, selon les projections de BuildForce, ce qui rendra l’écart réel beaucoup plus important. Quelque 156 000 travailleurs devraient prendre leur retraite au cours des cinq prochaines années, selon les prévisions.

Les priorités en matière d’immigration ont changé au cours des dernières décennies

Selon plusieurs acteurs du secteur, les nouveaux arrivants au Canada se sont dirigés davantage vers des emplois de bureau que vers les chantiers. « Le Canada a littéralement été construit par des immigrants au fil des ans et cela doit aussi être une partie importante de l’avenir », selon eux.

Kochar dit que les nouveaux arrivants qu’il a rencontrés dans l’industrie n’ont pas trouvé leur chemin vers le Canada grâce à des programmes de visa qui donnaient la priorité à la main-d’œuvre qualifiée.

« Je ne peux pas penser à un moment au cours des 20 dernières années où j’ai déjà rencontré quelqu’un sur un site qui disait qu’il était venu ici en tant qu’immigrant dans le cadre d’un canal spécifique axé sur les métiers spécialisés », dit-il.

Un rapport distinct de BuildForce Canada préparé en octobre 2020 indiquait que les contributions de l’immigration à l’industrie de la construction étaient en baisse depuis des « décennies » pourtant, Le Canada a connu la croissance démographique la plus rapide parmi les pays du G7 entre 2016 et 2021.

Citant les chiffres du recensement de 2016, le rapport établit que les immigrants représentent près de 22 % de la population canadienne, mais seulement 19 % de l’industrie de la construction.

Le rapport soulignait la politique fédérale d’immigration qui mettait l’accent sur les niveaux d’éducation élevés comme cause de l’écart. Les carrières qui reposent sur des qualifications professionnelles ou une expérience en cours d’emploi sont moins valorisées que les études équivalentes à l’université, a-t-il souligné.

Alors que les niveaux d’immigration ont grimpé en flèche entre 2006 et 2018, le nombre de nouveaux arrivants titulaires d’un diplôme de métier spécialisé arrivant au Canada a chuté de deux pour cent, tandis que le nombre d’immigrants ayant fait des études collégiales ou supérieures a augmenté de 72 pour cent, selon le rapport.

L’attaché de presse du ministre du Logement Ahmed Hussen, Arevig Afarian, a déclaré, dans un courriel destiné aux médias en avril, que les autorités se sont concentrées sur les besoins en matière de logement avec la Stratégie nationale du logement en 2017 et ont ciblé 10,14 milliards de dollars de dépenses dans son budget 2022 pour répondre à la demande sur le marché.

Afarian a ajouté que le gouvernement prévoit de combler les écarts de main-d’œuvre liés au vieillissement de la population canadienne, en grande partie grâce à des objectifs d’immigration, notant que la plus grande année d’immigration jamais enregistrée était liée aux plus de 400 000 nouveaux arrivants qui ont atterri au pays en 2021.

« Grâce au plan des niveaux d’immigration de 2022, nous visons à accueillir un nombre record de 431 645 résidents permanents en 2022 pour faire face au vieillissement démographique et combler les principales pénuries de main-d’œuvre dans les secteurs à forte demande, tels que la construction », peut-on lire dans le communiqué.

La stigmatisation derrière les métiers en construction constitue un obstacle au recrutement

L’autre extrémité du bassin de talents est celle des talents locaux du Canada. Mais la formation d’une nouvelle génération de gens du métier a également pris du retard.

Shaun Barr, président du département de la construction, des métiers et des systèmes de construction du Collège Algonquin, affirme que les constructeurs frappent à sa porte tous les jours avec des offres d’emploi, désespérés de canaliser de nouveaux talents sur le marché du travail. « Ils sont affamés de talents », a-t-il déclaré.

Barr dit que le Collège Algonquin n’a pas la capacité de produire de nouveaux diplômés aussi rapidement. « La plupart de ses programmes de métiers ont été mis sur liste d’attente et à pleine capacité au cours des dernières années », dit-il.

« L’une des principales contraintes auxquelles sont confrontés les collèges en Ontario est le manque d’espace physique », selon lui. Une autre est la pénurie d’instructeurs, les entreprises ne lâchent pas les talents dont elles ont besoin sur le chantier, ne laissant personne disponible pour enseigner à la prochaine génération de constructeurs.

Barr dit que même si le collège avait toute la capacité du monde, il y a un manque global de demande de métiers parmi les jeunes générations qui contribue à la pénurie de main-d’œuvre. La même focalisation sociétale sur l’économie du savoir qui a asséché les flux d’immigration vers le secteur a donné à l’industrie une mauvaise réputation parmi les jeunes au cours des dernières décennies.

« L’un des plus grands défis est l’unité parentale et la stigmatisation qui sous-tend les métiers. C’est l’obstacle que nous devons franchir », dit-il.

Les métiers regorgent d’opportunités

Barr se souvient d’avoir vu des brochures distribuées dans les écoles secondaires qui dirigeaient les étudiants ayant des moyennes supérieures à 65 pour cent vers l’université et le collège et ne faisaient la promotion que des métiers auprès des jeunes qui rencontraient des difficultés scolaires.

« Ces perceptions, selon lesquelles les métiers ne sont pas une voie pour les esprits brillants, ne correspondent pas à la réalité », dit Barr. Les mathématiques sont fortement impliquées dans les opérations quotidiennes des métiers tels que la plomberie, l’automobile et la construction, note-t-il, et il est « frustrant depuis longtemps » de voir les conceptions populaires du domaine décourager les étudiants de le poursuivre.

Ce n’est pas non plus en ligne avec l’opportunité sur le terrain. La demande fervente de main-d’œuvre qualifiée voit des classes complètes de ses étudiants obtenir leur diplôme avec des offres en main pour des emplois bien rémunérés après des années d’apprentissage rémunéré à l’école.

« Si vous regardez dans notre stationnement où les apprentis se garent, ils conduisent tous des camions d’une demie tonne de 60 000 $ », dit-il en riant.

« Je pense que nous avons franchement rendu un mauvais service aux métiers spécialisés et aux emplois spécialisés au cours des deux dernières décennies », ajoute-t-il.